Questions d’éthique dans la relation parents-enseignants sur les réseaux sociaux

Respect de la vie privée ou communication étendue sur les réseaux sociaux dans la relation parents-professeurs ?

Anne-Sophie
9 min readAug 16, 2022

Le 6 octobre 2020, au collège de Conflans-Saint-Honorine, Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie, traite le sujet de la liberté d’expression, au programme de sa classe de 4ème. La suite, nous la connaissons : un père utilise le réseau social Facebook pour se plaindre du professeur et diffuser les propos de sa fille sur Internet. Le nom de l’enseignant et de l’établissement scolaire apparaissent en commentaires de vidéos et sont donc transmis à bon nombre de personnes ne connaissant ni Samuel Paty, ni le contexte de l’affaire. Le professeur d’histoire-géographie sera sauvagement assassiné le 16 octobre à la sortie du collège par un individu informé par les réseaux sociaux. L’assassin poste alors sur Twitter la photo de Samuel Paty décapité.

Cet assassinat aurait-il eu lieu si le père n’avait pas utilisé les réseaux sociaux pour diffuser ses propos diffamatoires ? Ce cas soulève la question des valeurs éthiques en place sur les réseaux sociaux. De quelles valeurs éthiques parle-t-on alors ? Si l’on va plus loin, une éthique sur la communication parents/professeurs peut-elle être pensée pour les réseaux sociaux ? La vie des enseignants sur les réseaux sociaux est-elle privée ? Y-a-t-il une différence de statut et de poids entre parents et enseignants sur les réseaux sociaux ? Je vous livre mes réflexions autour de ces sujets.

Le rapport de force entre parents et enseignants sur les réseaux sociaux est-il équilibré et quel impact sur l’éthique du respect de la vie privée ?

Les avancées technologiques ont un impact réel sur nos vies quotidiennes et nos vies professionnelles. L’apparition des réseaux sociaux est finalement assez récente : le premier réseau, SixDegrees.com, date de 1997 ou encore Facebook rendu public en 2006. L’impact est pourtant énorme, comme le rapporte l’agence We are social dans son rapport annuel sur le digital en 2021 : les utilisateurs de médias sociaux sont plus de 4,5 milliards dans le monde soit 55,1% de la population mondiale.(1) Les différences avec les médias traditionnels comme les journaux ou la radio sont nombreuses : des milliards d’individus sont touchés, en un temps très court, avec des moyens digitaux très impactants comme les photos et les vidéos, et de façon anonyme si on le souhaite. Le secteur de l’Éducation n’y échappe pas.

Comme tout un chacun, les parents sont présents sur les réseaux sociaux et les professeurs également. Pour ces derniers, ils choisissent de l’être à titre privé, familial ou à titre professionnel. Ce choix n’est pas anodin car les commentaires sur les contenus ainsi que les échanges sur les réseaux sociaux peuvent être très négatifs et critiques, voire même insultants, injurieux, calomnieux, haineux. Aussi, être présent sur les réseaux sociaux pour les professionnels enseignants, c’est être exposé aux regards des élèves et des parents, aux compliments mais surtout à la critique. L’inverse n’est pas vrai, le statut de parent n’expose pas autant au regard critique sur le statut de parents en tant que tel. Il y a donc, à mon sens, un vrai déséquilibre des forces en présence.

Injures, insultes et menaces à répétition peuvent être ressenties comme du cyberharcèlement et les professeurs, même si cela ne constitue pas une majorité, peuvent en être victimes. Ou comme cette enseignante tombée par hasard sur le compte Facebook d’une mère d’un de ses élèves qui l’insultait ouvertement.(2)

Les réseaux sociaux voient apparaître une délinquance numérique croissante : intrusion dans le compte sans l’accord de son propriétaire, usurpation d’identité, incitation à la haine raciale et au terrorisme. Dans ce contexte, parler d’éthique est tout à fait évident. Pour les enseignants, avec l’augmentation des cours en visioconférence lors des confinements liés à la crise sanitaire Covid, la délinquance se concrétise par l’intrusion de faux élèves ou l’enregistrement des vidéos à l’insu du professeur et la mise en ligne sur les réseaux sociaux avec force critique.

La visioconférence des enseignants qui font classe aux élèves à la maison est une vraie révolution dans la relation parents-enseignants. Pendant le confinement, les parents pouvaient alors écouter les cours donnés à leurs enfants sans être vus. Le professeur a pu se sentir épié. Les parents, au contraire, ont vu ces visioconférences comme une aubaine pour pouvoir se faire leur propre opinion sur la pédagogie et même la personnalité des enseignants de leurs enfants. Ils pouvaient ainsi entrer dans la classe par le numérique puisque l’entrée physique dans l’école leur est difficile en France. Cependant, où se situe l’éthique à ce niveau-là ? En tout cas, la diffusion de vidéos de professeurs sur les réseaux sociaux, à leur insu, constitue un vrai problème de valeur : si les cours ne sont pas en tant que tel confidentiels, il n’en reste pas moins que les professeurs font cours pour leur classe, dans un certain contexte, qui n’apparaît pas dans les réseaux sociaux et donc peut être biaisé.

L’une des caractéristiques des réseaux sociaux est, pour les professeurs, de parler sous couvert d’une autre identité ou du moins en cachant son identité, de façon anonyme, justement parce que l’effet de masse peut être négatif et l’aspect anonyme protège. Dans l’autre sens de la communication, l’aspect anonyme fait qu’on ne sait pas sur qui on tombe. Dans l’affaire Samuel Paty, au contraire, le père de l’élève nommait précisément l’enseignant qu’il critiquait. Dans l’autre sens, peu de données pouvaient identifier que le futur assassin allait passer à l’acte. C’est sur ces deux points précisément que l’éthique des réseaux sociaux est remise en question.

Éthique déontologique, éthique professionnelle ou méta éthique ?

Si l’on peut noter de nombreux dérapages et le cas Samuel Paty en est une affaire extrême, pas seulement liée aux réseaux sociaux, la question se pose de quelle éthique pour la relation parents-enseignants sur les réseaux sociaux ? Car tout n’est pas négatif et les discussions y semblent plus souvent constructives ou au moins positives quand il s’agit de discussions entre parents. Depuis quelques années, je fais moi-même partie de groupes de parents des classes de mes enfants sur Whatsapp ou de forums de parents d’élèves, et je n’ai jamais assisté à des dérapages à propos d’enseignants. On parle ici de médias sociaux plutôt que de réseaux sociaux mais l’exemple peut être intéressant pour mieux comprendre l’ensemble des réseaux sociaux. Ces groupes de communications numériques de parents sont des groupes dans lesquels on y discute des devoirs, des fêtes de l’école, des adresses de médecins ou de pharmacies pour les tests Covid, etc. mais très rarement des points de vue sur les enseignants ou les personnels de l’Education. Quand cela arrive, il y a toujours un médiateur, souvent formé ou informé par les associations de parents d’élèves, parfois un parent, qui intervient spontanément pour conseiller d’adresser les problèmes personnels directement à l’enseignant concerné ou en passant par le directeur de l’établissement. L’éthique y semble bien respectée lorsque la discussion est canalisée sur un groupe d’individus ayant un statut (celui de parent) à faire respecter. Alors, les règles éthiques semblent fonctionner et se mettent en place de façon naturelle : l’échange sans volonté d’y gagner quelque chose en retour et qui mène à la bienveillance, la politesse motivée par l’image que souhaitent donner les parents en miroir de l’éducation qu’ils donnent à leur enfant, le respect de l’autre comme une distance naturelle qui s’impose de par le point commun d’être parent et les différences individuelles.

En ce sens, l’éthique sur la façon de conduire ces groupes de parents sur les médias sociaux et de gérer la discussion rejoint celle définie par Kant dans la Critique de la raison pratique :

“Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée par ta volonté en une loi universelle ; agis de telle sorte que tu traites toujours l’humanité en toi-même et en autrui comme une fin et jamais comme un moyen”

En effet, ces deux maximes d’une éthique déontologique reposent sur la capacité des individus à prendre leur décision à partir de leurs propres principes et règles à condition que celles-çi soient considérées comme universelles et ne fassent pas de tort aux autres. Cette théorie peut expliquer le comportement éthique qui se fait naturellement dans les groupes sur les média sociaux.

Comme indiqué plus haut, l’apparition des réseaux sociaux est finalement assez récente et les bonnes pratiques continuent de se construire. Les parents, en tant qu’individus, sont de plus en plus informés sur les dérapages et déviances de propos haineux, sur le cyberharcèlement. Les affaires extrêmes comme celle de Samuel Paty permettent une prise de conscience des conséquences de ses mots sur les réseaux sociaux. Cette prise de conscience a un impact sur le comportement de parents qui vont peser plus le poids des mots qu’ils utilisent et respecter la vie privée des individus.

Egalement, les réseaux sociaux jouent un rôle positif quand ils sont porteurs de messages éthiques et qu’ils font bouger les choses dans la bonne direction. Le mouvement #metoo encourageant la parole des femmes face aux violences sexuelles est un exemple de l’impact positif des réseaux sociaux par son sujet, son ampleur et son immédiateté. Un autre exemple plus proche du sujet de la relation parents-école est celui de la mobilisation des parents aux côtés des professeurs lors des manifestations du jeudi 13 janvier 2022 contre le protocole sanitaire et pour la garde des enfants à la maison plutôt que de les envoyer à l’école ce jour de grève. La mobilisation des deux acteurs a été plus que relayée dans les réseaux sociaux par le hashtag #JeSoutiensLaGrèveDu13Janvier et le message a ainsi pu devenir viral.

Les réseaux sociaux jouent également un rôle positif quand l’enseignant décide d’ouvrir sa classe virtuellement aux parents ou quand il décide d’ouvrir ses élèves vers l’extérieur. Sur Twitter, par exemple, le compte @Classe_Masson est celui de la classe de CP du professeur des écoles M. Masson qui utilise le réseau social pour faire écrire ses élèves et ainsi les motiver à donner un sens à leurs écrits. Nul doute que les parents vont suivre ce compte et en parler le soir avec leurs enfants. Ce sont les élèves qui alimentent le compte en apportant un contenu qui touche parfois leur vie privée tout en restant très anodin : “Je vais aider mes parents à déménager de l’appartement vers ma nouvelle maison. (Naël) #BonneResolution”. L’enseignant reste lui aussi très professionnel mais jusqu’au moment où il partage des informations le concernant qui pourraient être considérées du domaine de sa vie privée : “Bonjour, après de nombreux élèves, c’est au tour du maître d’être positif ; je suis désolé, vous ne lirez plus de tweet d’élève pendant 7 jours.(…) A bientôt ! (M. Masson)” En choisissant de travailler avec les réseaux sociaux et s’en servir dans un but pédagogique, Monsieur Masson s’expose au regard des parents et plus. On peut se demander si un blog sécurisé ou un forum de discussion réservé à la classe et aux parents ne serait pas mieux adapté à ce projet pédagogique. Le choix de l’outil est donc clé.

Lorsque l’on parle d’éthique professionnelle, concernant les professeurs sur les réseaux sociaux, de quoi parle-t-on ? On parle de valeurs qui pourraient réglementer leur comportement sur les réseaux sociaux : l’intégrité, le respect de la vie privée des élèves, la compétence pédagogique, la responsabilité, et la confiance.

Les réseaux sociaux, par leur caractère international, prêtent bien à la conception éthique de l’absolutisme moral. En effet, pour qu’ils fonctionnent éthiquement, les individus doivent baser leur comportement sur des actions bonnes ou mauvaises par essence. Si des différences existent de règles éthiques ou de règles de bonne conduite, cela ne peut pas fonctionner.

En conclusion, il me semble important de souligner la différence d’éthique entre les groupes constitués sur les médias sociaux et dont les individus s’entendent sur les règles de fonctionnement souvent éthiques, et les réseaux sociaux ouverts à tous sans distinction et où l’éthique peut être mise à mal. Personnellement, cet essai sur les limites de la vie privée m’a permis de me poser les bonnes questions quant à ma propre utilisation des réseaux sociaux, en m’appuyant sur l’éthique professionnelle. Il m’a permis de me poser les bonnes questions quant à la nécessité de douter sur le positionnement adapté de mon propre curseur. A relire régulièrement en piqûre de rappel…

  1. Digital 2021 October Global Statshot report. (2021), article publié par le site wearesocial.com. https://wearesocial.com/nb-dutilisateurs-de-res-soc-atteint-4-5-milliards

2. Laemmel, C. Réseaux sociaux: «Prof, j’ai accepté une élève en ami sur Facebook et je l’ai vite regretté», article témoignage publié dans 20minutes.fr, 28 janvier 2013. https://www.20min.fr/societe/res-soc-prof-accepte-eleve-ami-fb-regrette

Références supplémentaires pour alimenter la réflexion

Assassinat de Samuel Paty. (2022, janvier 20). Wikipédia, l’encyclopédie libre. Page consultée le 02:03, janvier 20, 2022 à partir de http://fr.wikipedia.org/Assassinat_S_Paty.

Devillier, N. — Lynchage de Samuel Paty sur les réseaux sociaux : comment réguler les algorithmes de la haine ? , article publié par le site theconversation.com, 19 octobre 2020

https://theconversation.com/samuel-paty-comment-reguler-algorithmes-de-la-haine

Damani, K. — Les pratiques enseignantes sur les réseaux sociaux : entre fantasmes et réalités, article publié par le site Adjectif.net, 11 mars 2016 https://adjectif/articl

Patricot, A. — Réseaux sociaux : « Les professeurs sous surveillance », article publié par le site lemonde.fr, 18 mai 2021 www.lemonde.fr/education/res-soc-les-profs-surveillance

Gaussel, M. — Ecole et parents : des relations en tension, article publié par le site eduveille.hypotheses.org, 24 avril 2020 https://eduveille.hypotheses.org/15175

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